III – LES CONSEQUENCES DE LA GUERRE POUR LA CREUSE

1) Une véritable saignée démographique

La Grande Guerre signifie pour la Creuse une véritable hécatombe avec 10 941 morts, cela équivaut à 20 % des mobilisés ce qui correspond au taux moyen régional. En revanche, cette proportion des tués place le département parmi les plus touchés du pays. Seules les régions militaires du Mans et d’Orléans voient leurs pertes dépasser ce taux de 20 %, loin devant une région urbaine comme celle de Lyon avec 1/8ème des mobilisés morts au combat.

Comme tous les départements ruraux, la Creuse a payé un lourd tribut à la guerre. Les paysans fournissent en effet les rangs de l’infanterie, très touchée par une guerre industrielle dans laquelle les fantassins ont été massivement victimes des obus, des mitrailleuses, des offensives répétées… qui firent 900 morts par jour côté français. Pétain pendant le régime de Vichy exploitera ce thème du sacrifice du monde paysan paré de toutes les vertus.

Mais, si la Creuse perd 4,7 % de sa population, ce taux est inégal selon les cantons.
La proportion des pertes est plus élevée sur les cantons alors jeunes du Plateau de Millevaches : Gentioux, Royère, La Courtine.
Si la guerre a donc pour conséquence immédiate, la perte de nombreux jeunes hommes, les conséquences sur le long terme sont déterminantes pour le Département : la guerre accélère le déclin démographique entamé à la fin du XIXème siècle.

Le conflit accélère le vieillissement de la population puisque les morts étaient des jeunes. La génération née entre 1891 et 1900 connaît des pertes supérieures à 40 % de la classe d’âge. A cette disparition prématurée de jeunes adultes, il faut ajouter le déficit des naissances durant la guerre en raison de la séparation des conjoints. Ainsi, en 1936, les moins de 20 ans ne représenteront que 26,5 % de la population contre 41 % en 1851 ou 35 % en 1911. La guerre bouleverse donc la structure par âge de la population creusoise. En outre, 14-18 provoque le départ de nombreuses femmes vers les zones urbaines. Quant aux élites, elles ont également subi de lourdes pertes. Il suffit pour s’en convaincre de lire la très longue liste des jeunes hommes sur le monument aux morts du lycée Pierre Bourdan à Guéret où ces élites étaient formées. Chefs de section ou de compagnie, ces hommes étaient en première ligne lors des attaques. Nul doute que leur « matière grise » a manqué au département après-guerre.


Monument aux morts du Lycée Pierre BOURDAN.

Au plan démographique, la Creuse de 2007 est donc bien l’arrière petite fille de celle de 1918. Son déclin a certes été amorcé avant 1900 mais la guerre l’a rendu plus ample, plus rapide.

2) Une désorganisation de l’économie

Dans la Creuse, la guerre désorganise durablement l’industrie car elle la prive de sa main d’œuvre. Les puits de Montebras sont noyés et ne reprennent qu’une faible activité après guerre. Les effectifs chutent dans les mines d’or du Chatelet, la mine de Bosmoreau est fermée en 1922. Tous secteurs confondus, la guerre accélère le déclin d’une industrie déjà peu développée dans le département.

3) Le deuil

La Grande Guerre laisse une empreinte profonde dans les consciences. Le mouvement d’édification des monuments aux morts dans toutes les communes de Creuse comme de France témoigne de l’omniprésence du deuil. Les années 1920 sont ainsi marquées par une forte tension commémoratrice. Chacun des morts a droit à son nom gravé dans la pierre dans le chef lieu de la commune voire dans l’église. Pour les morts, les autorités municipales créent selon A. BECKER un « ensemble parfaitement tragique » avec unité de lieu, de temps, d’actions :
- de lieu : le monument, sanctuarisé par une grille
- de temps : le 11 Novembre
- d’action : la cérémonie commémorative
Une religion civile est mise en œuvre riche d’un rituel, de gestes, de symboles, de paroles répétées, en particulier le « mort pour la France » scandé après la lecture de chaque nom.

Le plus souvent pour les monuments, une simple stèle est choisie, pour des raisons financières. Une décoration maintes fois reprise est utilisée : palmes, lauriers, croix de guerre,


Monument aux morts d'Ajain.

obus,


Monument aux morts de St Maurice la Souterraine.

autant de symboles de la victoire, de la gloire des combattants voire de la Patrie lorsqu’un coq orne la stèle.


Monument aux morts de Grand Bourg.

L’inscription reprend sans cesse le même vocabulaire : « mort », « héros », « martyrs », « Patrie », « enfants »… Ce n’est pas dans ce registre que se situe une quelconque originalité creusoise.


Monument aux morts de Marsac.

En revanche, le Département compte un des rares monuments pacifistes du pays. Il s’agit de Gentioux avec l’orphelin brandissant le poing et l’inscription « Maudite soit la guerre ».
Alors que la population creusoise comme la plus grande part de la population française est pacifiste, un seul monument peut-être défini ainsi. Il n’y a pas de pression de l’Etat car l’édification des monuments est placée sous la seule responsabilité des municipalités et des Anciens Combattants.
A priori, l’explication doit être cherchée ailleurs : le deuil est si lourd dans ces années d’immédiat après guerre qu’il annihile toute démonstration, tout militantisme pacifiste.
A Gentioux, deux hypothèses sont émises pour la décision du maire J. COUTAUD. En choisissant cette inscription a-t-il voulu faire acte de militantisme ou pour lui et son Conseil Municipal, compte tenu du nombre important de jeunes hommes morts dans la commune, que la guerre soit maudite, n’était-ce pas tout simplement une évidence ?

Avant ou après l’inscription, figure la liste des noms des morts, dans l’ordre alphabétique, parfois dans l’ordre chronologique des disparitions voire classés par hameau .


Inscriptions sur le momument aux morts de Guéret.

Le courage et la tragédie se partagent la représentation statuaire. Il s’agit alors de soldats le plus souvent dans une pose héroïque ou l’arme au pied, prêt au combat. Inscrire dans la pierre, le nom du mort et lire son nom le 11 Novembre est essentiel, cela permet de sortir les 1,4 millions de victimes de l’anonymat.
Dans le cercle familial, on réalise de petits autels en l’honneur du soldat disparu. Les tombes après le retour du corps dans les caveaux de famille, accueillent de multiples plaques émaillées ou non sur lesquelles on rappelle le sacrifice de l’être disparu. Très rares sont les plaques qui contestent la guerre. Un exemple existe à Morterolles : « à notre fils, victime de la guerre des capitalistes ».
Le grand mouvement de commémoration et de construction des monuments essaie de maintenir l’union sacrée, la cohésion nationale. Elle participe à une vaste « monstration » du deuil.

Photos : collection personnelle de Sylvie DUSSOT.

A suivre : Les Anciens Combattants, agents du pacifisme ?