Juin 2010, 77 ans... juin 1940, 7 ans... La « drôle de guerre » battait son plein, mon père était mobilisé quelque part dans les Ardennes et, un beau matin, dont il m’est impossible de donner la date, nous avons pris la route en direction du sud. Mes parents étaient boulangers à La NEUVILLE sur ESSONNE (45) et nous sommes partis, mon grand’père paternel pensant qu’il était plus sage de quitter le village. La fourgonnette de livraison, une LICORNE, (1) avait été chargée au maximum de ses possibilités. Sur le toit, il y avait deux matelas pour la protection, recouverts par une bâche à rayures rouges, jaunes et bleues. Vue du ciel, la fameuse bâche devait être repérable à des kilomètres et je pense qu’elle aurait pu faire une excellente cible pour les chasseurs allemands. Heureusement, ce ne fut pas le cas.
Ma mère conduisait la voiture et les sept autres passagers, assis où ils le pouvaient, devaient cohabiter, en plus, avec un fût de 200 litres d’essence et un autre de 50 litres d’huile ! Quel beau feu d’artifice et quelle belle grillade cela aurait pu faire en cas de mitraillage ! On se croyait sans doute protégés par les matelas et la bâche bariolée...
Tout alla bien, à part la route très encombrée où voitures automobiles, à chevaux et engins de toutes sortes devaient cohabiter dans une véritable course de lenteur. Il fallut toute la journée pour atteindre Châteauneuf sur Loire et nous engager sur le pont enjambant le fleuve.



Arrêt brutal au bout de quelques dizaines de mètres et panique générale, deux ’’STUKAS’’ (2) tournent au-dessus un moment, piquent et larguent chacun une bombe ! Ma mère saute de la voiture et nous entraîne, mon frère et moi, jusqu’à l’entrée du pont et nous fait nous coucher à plat ventre sous des platanes. Les deux bombes tombent du côté sud du pont, à côté de la colonne de réfugiés. Nous étions sous nos platanes, de l’autre côté du fleuve, mais je me souviens encore du choc que je ressentis dans la poitrine quand les bombes explosèrent avec un bruit sec ! Les avions partis, la colonne redémarra. Un peu plus loin, un camion finissait de brûler sur l’accotement...



Stuka larguant sa bombe. Photo parue dans "Histoires vraies de l'aviation" - N° 9.

Le soir, chacun s’arrêtait où il le pouvait. Pour nous, ce fut dans la cour d’une ferme aux environs d’ISDES, après avoir parcouru à peu près 60 kms dans la journée ! Nous fûmes reçus avec beaucoup de gentillesse, nous pûmes faire une omelette et nous restaurer un peu avant d’aller dormir dans une grange, sur de la paille. Pour la première fois, je me couchais tout habillé et allais dormir sur de la paille ! Je pensai un moment à ma maison, à mon lit, et, sans doute pas mal fatigué, je m’endormis jusqu’au lendemain matin, en oubliant la paille et le reste...
Le matin du deuxième jour, nous repartîmes, toujours vers le sud et notre errance se termina, je ne sais par quel hasard, près d’ABZAC, dans les Charentes, plus exactement au petit village de MARNIER. On nous installa dans deux grandes pièces inoccupées, près de la ferme de Monsieur et Madame DELHOUME, et la voiture fut dissimulée sous de grands chênes, en face de la maison.



Nous logions dans la partie juste en face de la route. A gauche : porte de la grande salle ; à droite : porte du "dortoir", les grands chênes sont à droite sur la photo.

La plus vaste de ces pièces possédait une grande cheminée et devint, avec sa longue table et ses bancs, la « cuisine-salle à manger » et l’autre servit de dortoir, encore sur de la paille mais, avec des draps par dessus. La cuisine était traversée, dans toute sa longueur, par un caniveau qui, en cas de fortes pluies, évacuait l’eau derrière la maison. En ce qui me concerne, côté couchage, cette fois, rien à redire. Tous les soirs, avec ma grand’mère, j’allais dormir au milieu du village, chez une vieille dame, très gentille, Marie GALBOIS. Cette brave femme possédait une chèvre et elle me donnait, tous les soirs, un bol de lait qu’elle venait de traire. Je le buvais lentement, pendant qu’elle discutait avec ma grand’mère.
Pour le ravitaillement, nous allions chercher le lait et le beurre dans une ferme, un peu à l’écart du village et, pour le reste, à ABZAC. Mon grand-père ramenait de la boulangerie des grosses couronnes de deux kilos qu’il portait sur son épaule, enfilées sur un bâton. Tous ces trajets se faisaient, bien évidemment, à pieds, en empruntant des raccourcis à travers bois, et en prenant bien garde aux vipères... Pour la cuisson des repas, il n’y avait qu’une marmite en fonte accrochée à la crémaillère, au dessus du feu dans la cheminée et une grande poêle. Il y a quand même toujours eu ce qu’il fallait sur la table... Pour l’eau, il y avait, un peu plus loin, le puits avec le treuil et sa manivelle. Il était, bien sur, interdit de se pencher pour regarder l’eau et encore plus de tourner la manivelle !



A suivre...

(1) Un monogramme, se trouvant sur la calandre indiquait : Automobiles CORRE – LA LICORNE. (cheval mythique ayant une corne sur le milieu de la tête), représenté en jaune sur fond grenat.

(2) STUKA : (abréviation de Sturtzkampfflugzeug, avion de bombardement en piqué). Certains étaient équipés de deux sirènes qui ajoutaient au bruit de l’avion en piqué un hurlement qui créait la panique chez ceux qui étaient visés.